Aurélie Noury, "Enlivrés/délivrés", Pratiques, n°21, p. 80-93, automne 2010.
Or, les livres, figurez-vous qu’ils sont pleins de livres à en craquer ! Que les romans regorgent de personnages qui écrivent des romans, des essais, des traités, des poèmes… Il suffit de se pencher [1].
Dans Penser/Classer, Georges Perec propose douze méthodes de classement possible pour une bibliothèque :
alphabétique
par continents ou par pays
par couleurs
par dates d’acquisition
par dates de parution
par formats
par genres
par grandes périodes littéraires
par langues
par priorités de lecture
par reliures
par séries [2].
Une étagère de ma bibliothèque répond à une autre méthode qui tâche de reconstituer le plus fidèlement possible la bibliothèque du Dr Faustroll décrite par Alfred Jarry [3]. Cela est envisageable pour deux raisons : parce que Jarry en a précisément référencé les titres, chacun étant doté d’un numéro, mais aussi et surtout parce que les vingt-sept volumes qui la composent sont des livres réels, entendons écrits par un auteur manifeste, édités et donc manipulables. Dès lors, Les Chants de Maldoror de Lautréamont, Vers et Prose de Mallarmé ou encore Sagesse de Verlaine ont, dans le livre d’Alfred Jarry comme dans le réel, le même statut. Car, le Vers et Prose du Dr Faustroll est sans nul doute identique au mien. Et, de la même façon qu’un auteur peut faire évoluer ses personnages dans des lieux existants sur lesquels le lecteur peut physiquement se rendre, des titres tangibles peuvent également intervenir dans l’histoire racontée parce qu’un personnage les rencontre, les acquiert, les lit ou les possède. À partir de là, se constituer la bibliothèque du Dr Faustroll est, bien plus qu’une méthode de classement, un projet poétique.
Pourtant, les quelques dizaines de centimètres occupées par cette collection sont bien peu en regard de l’incommensurable bibliothèque pressentie par Jacques Jouet, la bibliothèque potentielle que constituent officieusement les multiples cas de livres imaginaires logés à l’intérieur de livres réels. Au-delà de l’exercice ancestral du récit dans le récit, il s’agit ici d’un livre imaginé au sein même de la fiction, intervenant en tant que motif, si ce n’est en tant que personnage à part entière quitte à devenir l’enjeu de l’histoire, voire son véritable héros. C’est la situation, chère au nouveau roman, d’une mise en abîme du livre que le lecteur tient entre les mains. Ainsi, dans Les Faux-Monnayeurs d’André Gide, le personnage d’Édouard tente d’écrire un roman intitulé « Les Faux-Monnayeurs », et dans Paludes, le narrateur travaille à la rédaction d’un livre lui aussi éponyme. Les Fruits d’or de Nathalie Sarraute traite exclusivement du livre d’un certain « Bréhier » justement intitulé « Les Fruits d’or » ; or, bien qu’il soit question de ce roman sur des dizaines de pages, le lecteur ne sera jamais en mesure de dire ce qu’il contient puisqu’il n’est appréhendé ici que par une succession de considérations sur le livre, évoquant davantage la question de la réception de l’œuvre que l’œuvre elle-même qui, elle, restera inconnue. Et c’est là le cas de la grande majorité des livres imaginaires car ces œuvres n’ont que très peu de réalité.
Pour la plupart, celle-ci reste circonscrite dans la seule mention : de l’allusion vague – Les Papiers d’Aspern, désignant les manuscrits du poète Jeffrey Aspern dans la nouvelle d’Henry James – ou de l’évocation d’un titre isolé – Une châtelaine sous la terreur dans Comment j’ai écrit certains de mes livres de Raymond Roussel – à l’énonciation d’un titre associé à un nom d’auteur, constituant le cas le plus répandu de manifestation de livres imaginaires. Ici s’instaure le degré premier de la construction d’une œuvre : le livre possède un titre et un auteur, qu’ils soient tous deux imaginaires ou couplés sur un ouvrage réel ou un auteur existant. Ainsi Jean d’Ormesson dans La Gloire de l’Empire prête à des auteurs réels des œuvres de son invention : La Vie d’Alexis pour Ernest Renan ou La Mort de Bruince pour Georg Büchner [4], tandis que Jean Paul Richter fait écrire à son personnage, Maria Wutz, et à sa manière, les ouvrages qu’il ne peut pas s’acheter comme le Traité de l’espace et du temps ou la Critique de la raison pure [5]. Dans la même optique, certains personnages inventés par Borges et Casares parviennent à réécrire des œuvres antérieures réelles par « anachronisme délibéré [6] » ou par annexion [7]. C’est le cas, fameux, de Pierre Ménard, propriétaire dans la nouvelle de Borges d’une conséquente bibliographie au sein de laquelle on trouve une partie de Don Quichotte, ou de César Paladion, annexant des ouvrages entiers tels que : Les Parcs abandonnés, Le Chien des Baskerville ou La Case de l’oncle Tom.
À côté de ces tours de passe-passe nécessitant la lecture des nouvelles, puisque précisément Borges y expose les procédés de création permettant à ses personnages de réaliser de telles performances, se dresse le vertigineux catalogue des livres imaginaires attribués à des auteurs fictifs et ne possédant à ce titre pas plus de réalité qu’un accessoire ou un décor. Citons pêle-mêle : L’Abeille de Stanilas Beren, Droit de passage d’Hugh Verecker, Dictionnaire de l’Olympe de Louis Toljan, Jardinier sur les toits de Roger-Marin Courtial des Pereires, Examen du christianisme de Louis Hervieu, Maïa de Gustav Aschenbach, Petites Introductions de Lucien Lormier ou encore Mad Trist de Launcelot Canning [8], sans jamais pouvoir fournir une liste exhaustive, car à mesure qu’on la dresse, se dessine la tragi-comique possibilité que les livres fictifs soient infiniment plus nombreux que les livres réels ; depuis Rabelais établissant dans Pantagruel une liste fantaisiste des livres de la bibliothèque de l’abbaye Saint-Victor, jusqu’à Paul Auster, imaginant dans Léviathan, les livres de Peter Aaron et de Benjamin Sachs. Et dans ces livres, gros d’autres livres, d’autres encore peuvent se contenir à l’intérieur du livre inclus, comme des poupées russes. Ainsi, dans Le Dard de Vadim Vadimovitch, livre imaginé par Vladimir Nabokov dans Regarde, regarde les arlequins !, le héros, Victor, écrit un premier roman : Mémoires d’un amateur de perroquets, et mieux, le livre contient « dans sa partie centrale » la citation in extenso d’un autre de ses ouvrages, « une biographie sommaire doublée d’une appréciation critique de Fiodor Dostoïevski » [9]. Ce dernier ouvrage, doublement enchâssé, aurait cependant été écrit.
Alors, que sont ces œuvres ? De simples motifs au service de l’histoire racontée dont les mots restent, somme toute, interchangeables ? Des projets avortés, ayant seulement atteint la brièveté d’un titre ? Des ambitions déguisées ou des repentirs recourant à l’accommodant pseudonyme [10] ? Des rêves caressés, bercés de l’illusion d’un semblant de vie ? Des utopies, enfin, posées en défaut d’une réalisation effective et donnant corps à une œuvre inexistante dont l’infime densité ne tiendrait qu’à une dénomination ? Ne pourrait-on pas envisager une œuvre que personne, pas même son auteur, n’aurait pris la peine de nommer ? Et en retour, des titres inhabités, disjoints de tout référent, lancés comme des hypothèses ? Car finalement et bien au-delà de ce qui motive leur apparition, chacun d’entre eux incarne la possibilité d’un livre, mieux, leur vraisemblance n’est envisageable que sur le mode de la possibilité. Car là où l’inclusion d’un livre imaginaire dans un livre réel devient vraiment intéressante, c’est lorsque l’auteur construit autour de lui les indices de sa vraisemblance qui, plus qu’alimenter la fiction, pourrait bien lui donner corps.
Les justifications bibliographiques, empruntées ou inventées, assurent un premier degré de réalisme, gages d’une légitimité scientifique, l’exactitude des données engageant la responsabilité de l’auteur. Certains ouvrages imaginaires peuvent ainsi se retrouver greffés au fonds d’éditeurs bien réels. Les livres de Paul Denis, personnage dépeint dans Aurélien d’Aragon, sont respectivement édités au Sans-Pareil pour Défense d’entrer et aux Éditions Kra pour Les Promenades noires. La supercherie peut aussi gagner les bibliographies consacrées de fin d’ouvrages censées orienter le lecteur concerné vers une sélection précisément référencée. Dans sa nouvelle, Borges inventorie les œuvres de Pierre Ménard avec la rigueur du chercheur, y affiliant des lieux et dates d’édition, « Paris, 1917 » pour Les Problèmes d’un problème, ou des numéros de revues, « la revue La conque (numéros de mars et d’octobre 1899) » pour « un sonnet symboliste qui parut deux fois » [11]. Enrique Vila-Matas propose quant à lui, à la fin de son Abrégé d’histoire de la littérature portative, une « bibliographie essentielle [12] » composée à la fois d’ouvrages réels, tels que « Blanchot (Maurice) : Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943 », et d’œuvres fictives, « Tzara (Tristan) : “Histoire portative de la littérature abrégée”, in Sept Manifestes Dada. L’espion des Réalistes et une histoire inédite, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963 », référence d’autant plus troublante que Tzara a bien publié les Sept Manifestes Dada chez Pauvert en 1963, mais que l’ouvrage n’a jamais comporté ni sous-titre ni chapitre consacré à la littérature abrégée qui, si elle est l’objet du livre de Vila-Matas, en est aussi l’invention.
D’autres auteurs publient les livres de leurs personnages chez des éditeurs fantaisistes. Jean-Yves Jouannais dans Artistes sans œuvres, en lieu et place d’œuvres inconnues, non publiées, voire jamais écrites, invente un écrivain dont la particularité est de n’avoir jamais rien produit, si ce n’est sa correspondance notamment avec Proust. Félicien Marbœuf, doté de dates de naissance et de mort, pénètre même, sous la plume de Jouannais, l’ouvrage bien réel de Jules Lemaître, Les Contemporains, Études et portraits littéraires, en tant que « plus grand des écrivains n’ayant jamais écrit [13] ». La citation est fausse, au même titre que l’ouvrage de la petite-nièce de Marbœuf, Sarah Stern, publiant aux hypothétiques Éditions du Delta en 1991 Le Mutisme emphatique de Félicien Marbœuf [14]. Idem pour Vadim Vadimovitch, héros de Regarde, regarde les arlequins !, parlant des éditions successives du Dard, notamment de sa version originale russe : Podarok Otchiznié, New York, TurgenevPublishingHouse, 1950 [15].
Le référencement bibliographique de ces livres imaginaires répond avant tout à un souci de réalisme de la part de leurs pères. Que ces derniers optent pour l’invention pure et simple ou s’approprient sans autre forme de procès le nom d’une maison d’édition réelle, il intervient avec la même facilité dont Vadim Vadimovitch fait preuve lorsqu’il affirme au lecteur qu’il pourra, si ce n’est déjà fait, trouver sans peine ses livres dans le commerce : « Le lecteur aura remarqué que je ne parle qu’en termes très généraux de mes œuvres de fiction russes des années 20 et 30, car j’imagine qu’il les connaît, ou qu’il peut facilement se les procurer en traduction française » [16].
Déjà dans ces paroles, le livre imaginaire s’incarne en tant que volume matériel. Outre sa publication, bien que ne tenant jusqu’ici que dans les mots, le livre dépeint peut être pourvu de caractéristiques physiques parce qu’un des personnages est amené à le manipuler ou parce que l’auteur en donne une description précise. Ainsi Boris Vian, dans L’Écume des jours, décrit les précieuses éditions que Chick, collectionneur des œuvres de Jean-Sol Partre (et bibliophile de livres imaginaires !), parvient à réunir :
Le dernier était juste revenu de chez le relieur et Chick le caressait avant de le replacer dans son emboîtement. Il était recouvert de peau de néant, épaisse et verte, le nom de Partre se détachait en lettres creuses sur la reliure. […] Tous les livres de Partre étaient là, tous les livres publiés. Les reliures luxueuses soigneusement protégées par des étuis de cuir, les fers dorés, les exemplaires précieux à grandes marges bleues, les tirages limités sur tue-mouches ou vergé Saintorix, un mur entier leur était réservé, divisé en douillets alvéoles garnis de peau de velours[17].
Dans 53 jours, Georges Perec va plus loin en livrant une description de l’image de couverture de La Crypte, manuscrit de Robert Serval. Cette image, présentée comme l’« illustration envisagée par Georges Perec pour la couverture du livre » est d’ailleurs reproduite à l’ouverture du volume. La Crypte, écrit Perec, « se présente sous la forme d’un manuscrit de 130 pages, très soigneusement dactylographié, sans corrections, ratures ou rajouts d’aucune sorte. Sur la couverture – une feuille de matière plastique noire brillante, sans indication de titre ni d’auteur – est collée une bien curieuse photographie en noir et blanc. Je suppose qu’il s’agit d’un panneau peint – plutôt naïvement, mais non sans charme – installé quelque part dans le sud du Maroc. Il représente un paysage semi-aride, avec quelques traces de végétation, un petit groupe d’arbres dans le lointain, un horizon de dunes et de collines. Au premier plan, à gauche, un indigène souriant, de face, coupé à mi-poitrine par le bord du panneau, tenant par le licol un chameau dont on ne voit que le profil de la tête et du cou. Au deuxième plan, se dirigeant vers la droite, quatre chameliers sur leurs montures. Dans le ciel, une longue flèche pointe vers la droite. Au-dessus, une grande inscription au pochoir TOMBOUCTOU 52 JOURS elle-même surmontée d’une inscription en arabe qui, je suppose, veut dire la même chose (mais dans l’autre sens) » [18].
Vadim Vadimovitch, le personnage de Nabokov, va jusqu’à tenir entre ses mains « une édition de poche éditée à Formose et copiée sur l’édition américaine » de son roman Un royaume au bord de la mer. Décrivant l’exemplaire, dont il déplore les coquilles prévisibles, il livre même le texte de quatrième de couverture :
Sur la couverture, une photographie publicitaire de la petite fille qui incarnait ma Virginia dans le film récent qu’on avait tiré de mon roman mettait plus en valeur la jolie Lola Sloan et son sucre d’orge que l’importance de mon livre. Quoique rédigé n’importe comment et dans un style immonde par un barbouilleur qui ne soupçonnait même pas la valeur littéraire du roman, le texte au dos du petit volume flasque rendait assez fidèlement l’intrigue – au niveau des faits – de mon Royaume.
Bertram, jeune désaxé condamné à mourir prochainement dans un asile de fous criminels, vend pour dix dollars sa sœur Ginny, dix ans, à un célibataire d’âge mûr, Al Garden, poète fortuné qui emmène la belle enfant de station en station tant en Amérique que dans d’autres pays. Une situation, qui de prime abord – et quel abord ! – apparaît comme un cas de perversion ingénue (décrite avec un luxe de détails tout à fait nouveau), se mue par les grés [erreur typographique] en un authentique dialogue d’amour et de tendresse. Les sentiments de Garden sont partagés par Ginny, la “ victime” initiale, qui, à dix-huit ans, devenue une nymphe normale, l’épouse au cours d’une cérémonie religieuse décrite avec chaleur. Tout semble se terminer honky-donky [sic !] dans un bonheur éternel, d’un genre bien fait pour satisfaire les exigences sexuelles des humanitaristes les plus rigides ou les plus frigides, mais, dans un fourneau [fourreau ?] de vies parallèles sur lequel notre heureux couple ne peut rien, poursuit son cours chaotique la désirée [destinée ?] des inconsolables parents de Virginia Garden, Olivier et [?], que, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, le subtil auteur empêche de retrouver leur fille Dawn [sic !!]. Une sélection du Livre de la Décade[19].
Si Nabokov livre ici des informations précieuses tant sur l’aspect physique que sur le contenu d’une édition possible du Royaume au bord de la mer, sommes-nous en mesure de visualiser autre chose que la simple enveloppe extérieure du livre, renseignant certes jusqu’à sa quatrième de couverture mais ne contenant rien ? L’exemplaire de Jean-Sol Partre appartenant à Chick n’est-il pas lui-même recouvert d’une « peau de néant » ? Si le livre clos affiche toutes les caractéristiques nécessaires à ce que nous entendons par objet livre – un volume, un titre, un auteur, une illustration, un résumé – et que, partant, il puisse pénétrer les rayonnages de notre bibliothèque, celui-ci ne présentera précisément qu’une coquille vide. C’est d’ailleurs ce à quoi aboutit l’artiste autrichien Klaus Scherübel lorsqu’il réalise Le Livre [20] de Mallarmé. Ce projet qui occupa le poète pendant plus de trente ans et qui devait en tant que livre absolu réunir la somme de toutes les littératures demeura, en raison de son caractère utopique, à l’état de concept. Mallarmé laissa cependant dans ses notes beaucoup d’indications quant à la forme qu’il souhaitait lui donner : les dimensions de chaque volume, le nombre de pages, le nombre de caractères sur chaque page, le nombre d’exemplaires du tirage arrêté précisément à 480 000 et même le prix (1 franc l’exemplaire) [21]. C’est à partir de ces indications que Klaus Scherübel matérialise le livre aux dimensions spécifiées par Mallarmé, mais sous forme d’une simple jaquette, grossièrement garnie d’un bloc de polystyrène ! Comblant bon gré mal gré l’intolérable vacuité.
Car il est clair que ces livres ne sont pas écrits, bien qu’ils puissent être lus à un moment du récit [22]. L’auteur force parfois leurs parages en en livrant le résumé ou en formulant dans la bouche de ses personnages de véritables notes d’intention. Si l’on connaît entièrement certaines de ces œuvres imaginaires, c’est bien sur le mode du discours indirect qu’elles nous sont parvenues, à travers des synopsis plus ou moins aboutis en exposant l’intrigue à défaut de donner le texte dans son intégralité. Ainsi le narrateur de 53 jours, chargé d’enquêter sur la disparition de l’écrivain Robert Serval, débute ses investigations par la lecture du tapuscrit inachevé de La Crypte. Après sa description matérielle, il donne sur près de trente pages un compte-rendu détaillé de sa lecture, présentant les lieux, les personnages et les faits auxquels il mêle ses observations de lecteur/enquêteur [23].
Mais les commentaires peuvent directement émaner de l’auteur du livre fictif, dévoilant ses sentiments sur son œuvre à mesure qu’il la rédige. Antoine Roquentin, héros de La Nausée de Sartre, communique au jour le jour dans son journal l’avancée des recherches historiques qu’il mène pour l’écriture de son ouvrage sur le marquis de Rollebon : « Mardi 30 janvier. J’ai travaillé de neuf heures à une heure à la bibliothèque. J’ai mis sur pied le chapitre xii et tout ce qui concerne le séjour de Robellon en Russie, jusqu’à la mort de Paul 1er. Voilà du travail fini : il n’en sera plus question jusqu’à la mise au net » ou « 7 heures du soir. Journée de travail. Ça n’a pas trop mal marché ; j’ai écrit six pages, avec un certain plaisir. D’autant plus que c’étaient des considérations abstraites sur le règne de Paul 1er » [24].
Le contenu du livre est donc donné de manière détournée affichant parfois toute la rigueur d’un scénario. C’est le cas de La Piqûre mystérieuse, roman-feuilleton écrit par Gilbert Berger, Claude Coutant et Philippe Hémon dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec qui résume les quatre premiers épisodes du roman respectivement intitulés : « Pour l’amour de Constance », « La Botte de Rochefort », « Le Poison qui tue » et « Les Confidences à Ségesvar »[25] ou du Journal familial que confectionne Edwin Mullhouse dans son enfance et que son meilleur ami, dans la biographie qu’il lui consacre, décrit numéro par numéro tant dans leur forme que dans leur contenu [26].
L’exemple particulier des Noces de Jean Giono est tout à fait remarquable. Voici un roman, ou tout au moins son plan, littéralement enchâssé à l’intérieur d’un autre. En effet, Giono clôt Noé, présenté comme la suite d’Un roi sans divertissement, par l’annonce du livre suivant, intitulé Les Noces et dont il expose, sur une vingtaine de pages [27], le programme. La forme narrative qu’il emploie témoigne des mécanismes de création et le lecteur pénètre la confidence d’une histoire qui s’invente, tandis que Giono esquisse peu à peu les décors et les personnages d’une noce de campagne qu’il semble découvrir avec nous, et, en metteur en scène, façonner à la fois : « Mais, ne nous laissons pas emporter […] ; allons doucement » (p. 845), « Halte ! J’ai mon mot à dire sur les costumes. […] Qu’est-ce qu’on imagine ? Après ce que j’ai dit, est-ce qu’on imagine la noce paysanne d’après les textes ? » (p. 847), « D’abord, le pays que j’ai décrit tout à l’heure, je le vois à l’aube. C’est le matin de ce jour qui sera le jour des Noces. Je le commence à cette heure-là » (p. 855) et, concernant le personnage du père : « Comme tous les matins, il s’est avancé au clair et il pisse. Je lui ferai pisser, comme les chevaux, une urine écumeuse et drue » (p. 855), ou de la vieille femme : « Elle s’approche du père (il faudra lui trouver un nom). Elle lui dit… Non, ce qu’elle lui dit, c’est déjà le livre. C’est déjà les Noces. » (p. 856).
Cette dernière phrase est importante. Au moment où il s’apprête à faire parler la vieille femme, Giono se ravise, car effectivement, ce qu’elle pourrait dire, « c’est déjà le livre ».
Le texte vrai, ni rapporté ni raconté et qui constituerait précisément l’œuvre que l’on poursuit, existe dans les citations que certains auteurs greffent à la narration. Balzac dans les Illusions perdues cite dans leur intégralité quatre sonnets [28] des Marguerites, le recueil de poèmes de Lucien Chardon. Il est intéressant de noter que cette restitution partielle du recueil s’explique par le fait qu’elle reste subordonnée au récit des Illusions perdues. Lucien soumet au jugement du journaliste Étienne Lousteau des « sonnets choisis pour échantillons parmi Les Marguerites » (p. 336). Après « La Pâquerette », le poète lit un second sonnet dans l’espoir de susciter une réaction chez son auditeur impassible et les deux suivants à sa demande : « Continuez » (p. 339), puis « lisez-m’en un autre encore » (p. 340), la lecture du quatrième étant en revanche suivie d’« un moment de silence qui lui sembla d’une longueur démesurée » (p. 341).
De la même façon, le roman que Peter Morgan écrit dans Le Vice-Consul[29] de Marguerite Duras, n’est cité qu’à mesure de sa rédaction, clairement balisée dans le texte par des formules ouvrantes du type « écrit Peter Morgan » (p. 9) et fermantes : « Il s’arrête d’écrire » (p. 29). Entre les deux, le roman, bien qu’autonome, restera incomplet.
Dans Les Thibault[30] de Roger Martin du Gard, La Sorellina de Jack Baulthy (alias Jacques Thibault) est pour sa part soumise au rythme de lecture d’Antoine Thibault qui parcourt fébrilement la brochure espérant y trouver des indices sur la disparition de son frère. La nouvelle, distinguée du premier niveau de récit par des italiques, est ainsi entrecoupée des interventions d’Antoine qui, pressé dans sa lecture, s’agace des descriptions (p. 42), « passe d’un paragraphe à l’autre » (p. 41) ou « saute des pages, piquant une phrase de-ci, de-là » (p. 43).
Quant aux neuf romans amorcés dans Si par une nuit d’hiver un voyageur[31] d’Italo Calvino, des événements imprévus (cahiers répétés, erreurs d’impression, ouvrages inachevés, exemplaire disloqué, traductions interverties, etc.) viennent invariablement en interrompre la lecture, réduisant le livre à une succession d’incipit. Cependant, c’est précisément sur l’ensemble de ces fragments, dont les intrigues s’imbriquent et se superposent les unes aux autres, que le livre de Calvino se constitue et trouve son enjeu. La rupture successive de chacun des romans n’est donc pas l’abandon d’une histoire pour une autre, mais la poursuite d’une seule, celle de Si par une nuit d’hiver un voyageur.
Alors, si le livre premier engendre en son sein des livres secondaires, au service du récit et qui d’ailleurs participent de sa composition, pourrait-on imaginer le cas d’un livre autonome qui, bien qu’enchâssé dans un autre, fournirait suffisamment d’informations pour pouvoir être écrit et donc édité dans un volume indépendant ? Ce livre posséderait non seulement un titre et un auteur, mais l’intégralité de son contenu serait disponible, cité in extenso dans le corps du texte ou contenu dans un mode d’emploi qu’il suffirait de suivre. S’initierait alors la possibilité d’un travail éditorial exhumant ses livres depuis d’autres livres et dont la réalité, jusqu’ici subordonnée, ne dépendrait plus que d’une mise en page ou d’une exécution.
Un tel projet constitue précisément l’objet des Éditions Lorem Ipsum, qui empruntent leur appellation au faux texte utilisé en imprimerie et généré automatiquement en lieu et place du texte à venir, de la même façon qu’en lieu et place de ses publications s’affichent des livres potentiels déjà existants. Qu’ils soient écrits au sein du texte qui les abrite, ne nécessitant qu’une simple copie, ou qu’ils impliquent la réalisation de certaines fictions littéraires inventées par un auteur réel, ils incarnent tous des possibilités de livres à matérialiser dans un volume distinct dont la carence n’est rien de plus qu’une affaire de papier. Car ces œuvres, fatalement attachées à leur berceau, n’ont pas de lieu propre et leur absence ne tient qu’à ce non-lieu.
C’est le cas de la nouvelle Le Curieux malavisé, insérée dans Don Quichotte par Cervantès et dont il dit lui-même qu’elle n’y a pas sa place :
« Une des taches qu’on trouve dans cette histoire, […] c’est que son auteur y a mis une nouvelle intitulée le Curieux malavisé ; non qu’elle soit mauvaise ou mal exprimée, mais parce qu’elle n’est pas à sa place et n’a rien de commun avec l’histoire de Sa Grâce le seigneur don Quichotte [32]. »
De la même façon, Jean Giono aménage symboliquement un espace pour ses Noces au cœur de Noé : « tout ce que j’ai à dire sur ces Noces, il me faudrait le dire entre parenthèses. Cela semble indiquer qu’il y a quelques parenthèses énormes qui, à la fin, vont se gonfler de tout ce que j’ai à dire à ce sujet [33] ». Si les parenthèses sont utilisées en ponctuation pour isoler un groupe de mots sans lien syntaxique avec la phrase qui les contient, Les Noces, ainsi dégagées du texte de Noé, figurent déjà leur retrait. Deux-points suffiraient-il à les affranchir ? « En tout cas, ici finit Noé. Commencent Les Noces [34]. »
La disjonction ne saurait être plus manifeste et pourtant, l’espace (« ici ») et le temps (« commencent ») impartis à ce livre, existent seulement dans un autre. Le parachèvement de telles œuvres tient dans le volume distinct ; mieux, les désolidariser de leur contexte d’origine, c’est leur donner la possibilité, jusque-là différée, d’être lues.
Borges oppose « l’œuvre visible » de Pierre Ménard, détaillée dans la bibliographie exhaustive qu’il fournit au début de sa nouvelle, à son œuvre « souterraine » composée « des chapitres ix et xxxviii de la première partie du Don Quichotte et d’un fragment du chapitre xxii » [35]. Cette œuvre, dérobée derrière une autre, en est semblable jusqu’à l’invisible. Pourtant, bien que ces deux textes soient « verbalement identiques [36]», leur sens est différent, le tour de force résidant justement dans l’obtention d’un même texte dans un contexte d’écriture contemporain. L’édition de l’œuvre de Pierre Ménard, dont on connaît le texte brut par rétrogression vers celui de Cervantès, le démontrerait, comme Borges le fait déjà en comparant un échantillon des deux œuvres.
Là encore, le Quichotte de Ménard ne peut être lu sans sa dissociation avec celui de Cervantès et sans sa réification depuis la nouvelle de Borges, au sein de laquelle il reste finalement captif de son propre mythe. L’œuvre entière de ce dernier est d’ailleurs jalonnée de fictions équivalentes, de César Paladion à Lambkin Formento en passant par Federico Juan Carlos Loomis. Les volumes qui leur reviennent incarnent non pas des productions de l’esprit mais certaines de ses procédures, exaltées par Borges. L’« amplification d’unités[37] », protocole d’écriture grâce auquel Paladion commet douze livres, la critique descriptiviste [38], amenant Formento à livrer une analyse de La Divine Comédie identique au texte de Dante après suppression du prologue, des notes, de l’index et des nom et adresse de l’éditeur, et la poursuite d’une quintessence de la littérature conduisant Loomis [39] à une correspondance exacte du titre de l’œuvre à son contenu, sont autant de stratégies de création justifiant, pour ne pas dire prescrivant, la concrétisation de ces œuvres.
Lorem Ipsum, à l’image d’un générateur, édite des livres déjà écrits et même déjà publiés dans le sillage d’un autre. À partir de là seul le nom de leur auteur demeure encore imaginaire. La particularité de chacun de ces livres « comme en suspension dans la littérature universelle », pour reprendre les mots de Marcel Bénabou [40], est que ce qui les rend possibles et pensables est peut-être supérieur à leur devenir matériel. Leur impression est un projet poétique, un hommage, voire même un acte d’amour car le crédit qu’il faut leur accorder doit dépasser la simple croyance. Le dévoilement de certaines supercheries littéraires peut se révéler amer : le fabuleux mutisme de Félicien Marbœuf était une farce [41]. À la colère d’avoir été trompé succède la frustration d’être dépossédé d’une œuvre qu’on admirait. Certaines d’entre-elles sont si nécessaires qu’il faudra les fabriquer, puisque d’ailleurs, on le peut. Réjouissante symétrie, Borges fait dire à Ménard qu’« [il] ne peu[t] pas imaginer l’univers sans l’exclamation d’Edgar Allan Poe : Ah, bear mind this garden was enchanted! ou sans le Bateau ivre ou l’Ancient mariner [42] ». Certaines œuvres réelles sont fondamentales pour les êtres imaginaires tandis que certaines œuvres imaginaires le sont pour les êtres réels. Les titres que Lorem Ipsum [43] affiche à son catalogue sont de celles-ci sans qu’il n’y ait plus l’astreinte de les référencer dans un autre.
« Je voudrais que vous vous émerveilliez, non seulement de ce que vous lisez, mais du miracle que cela soit lisible [44]. »
[1] Jacques Jouet cité par Paul Braffort, « Les Bibliothèques invisibles », in La Bibliothèque oulipienne, t. III, Paris, Seghers, 1990, p. 246.
[4] Jean d’Ormesson, La Gloire de l’Empire, Paris, Gallimard, 1971, respectivement p. 221 (note 1) et 431.
[5] Jean Paul Richter, « Vie de Maria Wutz, le jovial petit maître d’école d’Auenthal », in Le Voyage du Proviseur Fälbel / Vie de Maria Wutz, trad. G. Bianquis, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1979, p. 45-46.
[6] Jorge Luis Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », trad. P. Verdevoye, in Fictions, Paris, Gallimard, 1983, p. 51.
[7] Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, « Hommage à César Paladion », in Chroniques de Bustos Domecq, trad. F-M. Rosset, Paris, Denoël, 1970, p. 20. « Il annexa, pour ainsi dire, un ouvrage entier, Les Parcs abandonnés, de Herrera y Reissig. »
[8] Respectivement cités dans les ouvrages suivant : Michel Déon, Un déjeuner au soleil ; Henry James, L’Image dans le tapis ; Raymond Roussel, Locus Solus ; Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit ; Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet ; Thomas Mann, La Mort à Venise ; Marcel Aymé, Les Tiroirs de l’inconnu ; Edgar Poe, La Chute de la maison Usher.
[9] Vladimir Nabokov, Regarde, regarde les arlequins !, trad. J-B. Blandenier, Paris, Gallimard, p. 131.
[10] Balzac cède ainsi au héros des Illusions perdues, Lucien Chardon, un de ses poèmes de jeunesse, À une jeune fille, reproduit dans le livre sous le titre À elle. Honoré de Balzac, Illusions perdues, in La Comédie humaine (t. V), Paris, Gallimard, 1977, p. 203-204.
[12] Enrique Vila-Matas, Abrégé d’histoire de la littérature portative, trad. E. Beaumatin, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 137-138.
[16] Idem.
[20] Klaus Scherübel, Das Buch, Cologne, Walther König, 2001 ; The Book, New York, Printed Matter Inc., 2004 ; Le Livre, Montréal, Optica/Luxembourg, musée d’Art moderne Grand-Duc Jean, 2005.
[21] Pour une étude approfondie des notes laissées par Mallarmé : cf. Jacques Scherer, Le Livre de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1978.
[22] Par exemple dans les Illusions perdues, Balzac raconte que Lucien Chardon lit à haute voix et intégralement L’Archer de Charles IX à d’Arthez et que cette lecture nécessite sept heures. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 312.
[26] Steven Millhauser, La Vie trop brève d’Edwin Mullhouse, écrivain américain, 1943-1954, racontée par Jeffrey Cartwright, trad. D. Coste, Paris, Albin Michel, 1975, p. 236-245.
[27] Jean Giono, « Noé », in Œuvres romanesques complètes (t. III), Paris, Gallimard, 1974, p. 844-862.
[28] Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit. : « La Pâquerette » p. 338, « La Marguerite » p. 339, « Le Camélia » p. 340 et « La Tulipe » p. 341.
[31] Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, trad. D. Sallenave et F. Wahl, Paris, Le Seuil, 1981, contenant : Penché au bord de la côte escarpée d’Ukko Ahti, Sans craindre le vertige et le vent de Vorts Viljandi, Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres de Bertrand Vandervelde, Dans un réseau de lignes entrelacées d’Hermès Manara, Dans un réseau de lignes entrecroisées de Silas Flannery, Sur le tapis de feuilles éclairé par la lune de Takakumi Ikoka, Autour d’une fosse vide de Calixto Bandera et Quelle histoire attend là-bas sa fin ? d’Anatoly Anatoline.
[32] Miguel de Cervantès, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Mancha, trad. L. Viardot, Paris, Flammarion, 1981, t. 2, chap. III, p. 28-29.
[38] Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, « Le Naturalisme en vogue », in Chroniques de Bustos Domecq, op. cit., p. 43-50.
[39] Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, « Catalogue et analyse des divers ouvrages de Loomis », in Chroniques de Bustos Domecq, op. cit., p. 51-58.
[41] C’est suite à quelques investigations pour mon mémoire de master que Jean-Yves Jouannais a confirmé ce que je n’espérais être que des soupçons. Il a depuis révélé publiquement son invention.
[43] Cf. www.editions-loremipsum.com, les Éditions Lorem Ipsum ont été créées à Rennes en mai 2009 par Aurélie Noury.
[44] Vladimir Nabokov, Feu pâle, trad. R. Girard et M-E. Coindreau, Paris, Gallimard, 1991, p. 318.
Aurélie Noury, "Enlivrés/Délivrés", revue Pratiques n°21, Automne 2010, p. 80 à 93.